Chapitre I
- Jean, dit à son domestique M. Cappelle de la maison Cappelle
et Cie, allez donc voir quel est ce tapage à la porte de
la rue.
- Je n'ai pas besoin de me déranger, monsieur Cappelle, pour
savoir que c'est le petit mendiant à qui vous m'avez fait
donner deux sous ce matin, répondit Jean en regardant par
la fenêtre du bureau.
- Ces mendiants ne nous laisseront donc jamais tranquilles, s'écria
M. Cappelle. Tous les ans, je donne cent francs au bourgmestre pour
les pauvres de la ville. Dites-lui cela, Jean, de ma part, et faites-le
partir.
- Attendez un peu que j'aie fini d'épousseter votre grand
fauteuil, monsieur Cappelle, et vous verrez si je n'irai pas le
lui dire. C'est incroyable comme il y a toujours de la poussière
dans votre bureau. Comment donc! cent francs aux pauvres de la ville!
Je lui dirai cela, soyez tranquille, et s'il lui prend envie de
recommencer, je lui dirai par-dessus le marché que je n'ai
pas le temps de courir du matin au soir après des rien-du-tout,
des gueux, des rats, monsieur Cappelle...
Et Jean donnait de si furieux coups de son plumeau sur le fauteuil
que les plumes se détachaient par poignées... - Oui,
monsieur Cappelle, des rats. Cent francs par an! vous badinez, je
pense.
- Doucement, s'il vous plaît, Jean, vous allez déchirer
le cuir de mon fauteuil. J'entends de nouveau le violon. Sortirez-vous
à la fin?
- Oui, monsieur Cappelle, fit Jean, en passant son plumeau sous
son bras. Mettez-vous seulement un peu à la fenêtre
pour entendre comment je vais l'arranger.
Puis il se planta au milieu du bureau, croisa ses bras, et regardant
son maître d'un air attendri, la tête sur le côté,
s'écria :
- Est-il Jésus Dieu possible que des rien-du-tout, des gueux,
des rats, oui, des rats, monsieur Cappelle, viennent ennuyer jusque
dans sa maison un monsieur si honnête, et qui donne cent francs
par an aux pauvres de la ville? Non, monsieur, cela n'est pas croyable.
Ayant ainsi parlé, Jean se dirigea lentement du côté
de la porte, les bras croisés et le nez en terre, avec de
petits hochements de tête, comme un homme qui médite
sur ce qu'il vient de dire, mais, au moment de sortir, il releva
les yeux, et interpellant son maître :
- Ainsi donc, monsieur Cappelle, je lui dirai de votre part... Qu'est-ce
qu'il faudra dire, s'il vous plaît, monsieur ?
- Jean! Attendez un peu, cria en ce moment une joyeuse voix de petite
fille.
Et Hélène, que tout le monde appelait Leentje dans
la maison, entra en sautillant dans le bureau de son père.
Oh! la jolie enfant! Elle avait dix ans, les joues roses, les cheveux
blonds, les yeux bruns, et sa grande tresse serrée dans des
noeuds de soie bleue battait son dos, comme une gerbe d'épis
tressés.
- Père, supplia-t-elle, un petit sou pour le joueur de violon
qui est devant la porte de la maison. Jean ira le lui porter.
Mais M. Cappelle lui répondit avec humeur :
- Qu'as-tu à t'occuper de cet affreux petit drôle?
J'en ai assez de sa manivelle.
- Ah! Père, il est si gentil, fit l'enfant en joignant les
mains, très doucement, et il joue si bien; il n'a peut-être
plus de père, car enfin... Est-ce que tu me laisserais aller
jouer du violon aux portes des maisons, père ?
- Leentje, voilà une sotte question... Qu'y a-t-il de commun
entre nous et les pauvres gens? Tu es la fille de Jacob Cappelle,
de la maison Cappelle et Cie.
- La plus riche maison de la ville, Leentje, dit Jean en crachant
derrière sa main, dans le corridor.
- Eh bien, père... Tiens! Je voulais te dire quelque chose
de très raisonnable et voilà que j'ai oublié...
Attends. Ah! Je sais maintenant... Je ne voudrais jamais que ma
poupée manquât de rien tant que je serai vivante, et
pourtant je ne suis que sa maman. Voyons, un petit sou, s'il te
plaît, papa, ou je le prends sur l'argent de mes économies.
- Tiens, voilà le sou, Leentje, mais c'est le dernier qu'aura
ce petit mendiant. À votre âge, mademoiselle, j'étais
déjà plus sérieux : je m'occupais des intérêts
de la maison, au lieu de prendre attention à des coureurs
de rue.
- Je suis pourtant bien sage, père. Je sais tous les jours
ma leçon et j'ai eu hier encore trois bons points pour mon
écriture.
- Oui, ma chérie, mais tu es pendue tout le jour à
ma poche. Un sou est un sou, et dix sous font un franc, et un franc
avec d'autres francs font au bout de l'année un joli intérêt.
Crois-tu qu'on nous donnerait comme cela des sous à la porte
des maisons si nous étions pauvres?
Ici Jean crut devoir intervenir, et crachant encore une fois derrière
sa main, dans le corridor, il s'écria :
- Ah bien, non, Leentje, qu'on ne nous les donnerait pas. Un si
bon monsieur et qui, tous les ans, donne cent francs aux pauvres!
Ah bien, non, et pour ma part, monsieur Cappelle, je vous dirais
: Allez-vous-en ; nous avons bien assez déjà de nos
pauvres, auxquels nous payons cent francs par an. Est-ce que je
mendie, moi? Je suis domestique chez monsieur Cappelle et je travaille.
Eh bien, travaillez aussi. Voilà ce que je dirais.
M. Cappelle haussa les épaules, et poussant du doigt Leentje
vers la porte :
- Allons, fillette, dit-il, va avec Jean. Voici la fin de l'année
et j'ai à revoir mes livres de comptes.
Ils descendirent et brusquement Jean se mit à crier de toute
la force de ses poumons :
- Hé! Là-bas! Hé! Mendiant! Garnement! Propre
à rien!
L'archet cessa de faire grincer les cordes du violon et un jeune
garçon se leva de la marche en pierre sur laquelle il était
assis, dans l'encoignure d'une porte. Alors Jean prit un air majestueux
et la main tendue, comme un avocat qui commence un plaidoyer :
- Monsieur Cappelle vous fait dire, de sa part, qu'il donne cent
francs par an aux pauvres de la ville et que...
- Venez, petit, venez par ici, interrompit Leentje, poussant à
travers la porte sa jolie tête rose.
Et de la main, elle lui faisait signe d'approcher.
Le petit mendiant qui avait ôté son chapeau, en souriant
gauchement, quand Jean s'était mis à lui parler, entra
dans le grand vestibule peint en marbre blanc, étonné,
regardant la hauteur des voûtes, avec de réitérés
mouvements de tête humbles et lents pour saluer.
Jean ferma la porte, examina le garçon des pieds à
la tête et tout à coup indigné, montra Leentje
et s'écria :
- Savez-vous bien à qui vous parlez? À Leentje, la
fille de M. Cappelle. Et M. Meganck, le notaire lui-même,
n'est pas plus riche que M. Cappelle, quoique son cocher ait un
frac avec de l'argent dessus.
Mais l'enfant avait posé le doigt sur les haillons du musicien
:
- N'ayez pas peur, dit-elle, et répondez-moi. Vous n'avez
plus de père, petit ?
Il fixait à présent les yeux sur la pointe de ses
pauvres vieux souliers, haussant les épaules, doucement,
pour montrer qu'il ne comprenait pas ; puis par contenance, un poing
sur sa hanche, il se mit à siffler dans ses dents, d'un air
à la fois timide et résolu.
- Bon! C'est un sourd-muet, s'exclama Jean. J'ai vu ça de
suite. Voyons, répondez. N'est-ce pas que vous êtes
sourd-muet ?
- Comment voulez-vous qu'il soit sourd-muet, Jean, puisqu'il chantait
hier en jouant du violon ?
Alors le jeune garçon mit son instrument sous son menton
et ouvrit la bouche comme s'il s'apprêtait à chanter
; mais Leentje posa la main sur l'archet et lui dit :
- Moi, j'aime le violon, mais mon papa ne l'aime pas. Je vous ai
demandé si vous n'aviez plus de papa ? Est-ce que vous ne
m'avez pas compris ?
Il leva sur Leentje deux beaux grands yeux noirs, doux comme du
velours, et haussa de nouveau ses épaules ; mais cette fois
un triste sourire plissait le coin de sa petite bouche bien formée.
- Ah! s'écria tout à coup Leentje gaiement, en frappant
ses mains l'une dans l'autre, il veut dire qu'il n'est pas du pays.
D'où viendrait-il, Jean ?
Jean fit alors le tour du jeune garçon, les mains derrière
le dos, levant et abaissant son long nez de travers pour mieux voir
les habits du petit mendiant, et une grimace dédaigneuse
plissait le bas de sa grosse figure bien nourrie.
- Tenez, lui dit Leentje. j'ai demandé à mon père
un sou que voici et j'y joins trois sous qui m'appartiennent. Cela
vous fait quatre sous pour vous acheter un gâteau, car c'est
la Noël ce soir. J'ai bien encore vingt sous dans ma tirelire,
mais j'ai promis de les donner à la vieille Catherine. Amusez-vous
bien : une autre fois je vous montrerai ma poupée. Vous ne
la connaissez pas ? Elle a coûté vingt francs. C'est
une poupée très jolie.
Et Leentje mit ses quatre sous dans les doigts du jeune garçon.
Il eut un beau geste reconnaissant, et de la main dans laquelle
Leentje avait glissé les sous il frappa sa poitrine avec
tant de vivacité qu'elle le regarda pour savoir s'il ne s'était
pas fait de mal. Il baissa aussitôt les yeux et une grosse
larme coula sur ses joues pâles, tandis qu'il portait son
argent à sa bouche et le baisait religieusement.
- Il poverello! cria-t-il tout à coup d'une seule voix, avec
une grande énergie.
Et glissant très vite son violon sous son menton, il posa
l'archet sur les cordes et ouvrit la bouche, en regardant en l'air,
la tête sur l'épaule.
- Leentje! Leentje! cria une voix dans l'escalier.
Et Mina, la bonne, parut dans le corridor, tout essoufflée.
- Que faites-vous ici, Leentje? Je vous cherche dans toute la maison.
Est-il permis de faire courir ainsi les gens! Dieu du ciel! Mon
corset vient de craquer. Je serai obligée de remettre une
agrafe.
Mais elle, toute à son admiration :
- Voyez, Mina, quel gentil petit garçon! C'est le même
qui nous a suivies dimanche quand nous sommes allées, Nelle
et moi, à la boutique de M. Pouffs, le marchand de volailles,
car vous étiez retournée ce jour-là chez vos
parents, Mina. Il jouait du violon en nous suivant. Nelle a voulu
le chasser en lui montrant son poing, mais il n'a pas eu peur de
Nelle, et seulement il a mis son violon sous son bras. Ne trouvez-vous
pas qu'il est bien gentil, Mina ?
- Comment pouvez-vous trouver gentil un affreux petit garçon
sale, noir, mal lavé et qui porte les cheveux si longs, Leentje
? Je n'ai jamais rien vu de plus laid que ce vilain petit singe,
et vous feriez mieux de ne pas m'exposer à prendre un rhume
en vous attendant.
- Mina! Mina! Pourquoi dites-vous du mal de mon petit mendiant après
l'avoir trouvé si gentil hier au soir, car je vous ai donné
hier une pièce neuve de cinquante centimes pour la lui remettre,
et vous êtes remontée en disant que vous n'aviez jamais
vu un plus doux ni plus joli mouton.
- Bon, Leentje, ce que je vous en dis aujourd'hui est pour vous
mettre un peu en colère contre moi. C'est un doux mouton,
voilà.
- Un doux et un joli mouton, Mina.
- Oui, tout ce que vous voudrez, Leentje, un doux et joli mouton.
Êtes-vous contente ? Je sais très bien que vous m'avez
donné une jolie pièce de cinquante centimes toute
neuve, avec la tête du roi Léopold dessus. Oui, je
la vois encore d'ici.
Elle toussait en parlant, un peu gênée, car elle l'avait
gardée pour elle.
Et Mina était, en effet, descendue la veille pour remettre
la pièce au jeune garçon ; mais au moment d'ouvrir
la porte, elle avait vu le fils du sacristain Klokke à genoux
dans la neige et cherchant à regarder par la fenêtre
de la cave. Et Klokke, qui était jaloux, lui avait dit :
- Pourquoi venez-vous à la porte, Mina ? Est-ce que vous
m'avez entendu frapper contre la vitre ? J'ai pourtant frappé
bien doucement. Je suis sûr que quelqu'un a rendez-vous à
cette heure avec vous. Est-ce le gros Luppe, le Crollé, ou
Metten, le cocher de M. Meganek ? Dites-le-moi, Mina, ou je vous
pince.
- Qu'est-ce que vous me chantez là? S'était écriée
la grosse petite bonne. Vous êtes toujours planté devant
le carreau pour savoir ce que je fais. Klokke ! C'est fini. Je ne
veux plus rien avoir pour vous. Mariez-vous ailleurs. J'en ai assez
de toutes vos raisons. Qu'est-ce que vous dites ?
- Eh bien, si c'est comme cela, je m'en vais. J'en ai assez de tous
les museaux que je vois tourner par ici. Vous avez beau dire, je
pars pour ne plus revenir.
- Je ne dis rien.
- Non, non, c'est inutile. Nous irons chacun de notre côté.
J'en connais qui vous valent bien, et il n'y a que le choix qui
m'embarrasse. Votre amie Justine...
- Eh bien! Prenez Justine je vous l'abandonne, avec son cou sur
le côté et son air de n'y pas toucher. Votre ami Dirk...
- Prenez Dirk. Voilà un joli mufle. Sans compter qu'il boit
tout son mois en un jour. Il y a bien de quoi faire la fière!
- Vous me rendrez mon mouchoir et mon gant, s'il vous plaît,
avant dimanche, car je ne veux plus que vous ayez rien à
moi.
- Ni moi non plus. Vous me rendrez le cent d'aiguilles et le petit
pot de pommade.
- Le petit pot de pommade! Il y a beau temps qu'il n'y en a plus,
de la pommade, dans votre petit pot. Allez, ne me retenez pas plus
longtemps. Je suis bien sotte de vouloir encore causer avec vous.
- Eh bien! gardez le petit pot, Mina, en souvenir de moi, et s'il
vous en faut encore un...
- Je ne vous connais plus.
- Hein ?
- Bonsoir.
- Voyons, Mina, est-ce moi que vous attendiez, ou un autre ?
- Rien.
- Dites-moi si tout est fini entre nous ?
- Bonsoir.
- Ah! Mina, le pauvre Klokke a-t-il mérité d'être
aussi durement traité ?
- Prenez Justine.
- Ce sont là des histoires, ma petite Mina ; je n'ai rien
pour Justine.
- Il n'y a que le choix qui vous embarrasse.
- J'étais venu avec l'intention de vous donner...
- Hein ?
- Mais c'est inutile, puisque tout est rompu.
- Dites toujours.
- Non, cela ne sert à rien.
- Voyons un peu.
- À quoi bon ?
- C'est pour voir.
- Ce sera pour une autre.
- Alors, bonsoir.
- Mina, dites-moi pourquoi vous êtes venue à la porte
et je vous dirai...
- Ah! Klokke, vous ne méritez pas qu'on vous aime. Qu'est-ce
que c'est que vous me donnez ?
- Mina, je vous apportais une petite broche en jais.
- Montrez un peu pour voir. Mon petit Klokke, c'est très
gentil d'avoir pensé à votre Mina. On voit bien l'amitié
que les gens ont pour quelqu'un aux cadeaux qu'ils lui font.
- Maintenant, Mina, nous ne nous quitterons plus. Dites-moi pourquoi
vous avez ouvert la porte ?
- Ah! Klokke, c'est pour cet affreux mendiant qui jouait tantôt
du violon devant la maison. Où est-il? L'avez-vous vu partir
?
- Le voilà qui tourne le coin de la rue.
- Leentje m'a donné de l'argent pour lui.
- Hem! Hem!
- Pourquoi faites-vous hem! Hem! Klokke ?
- C'est que si j'étais à votre place, Mina...
- Que feriez-vous à ma place?
- Je sais bien ce que je ferais. Les mendiants sont assez riches
comme cela.
- N'en dites rien à personne, Klokke. Nous le mettrons avec
les autres pour le jour de notre mariage.
- Ah! Mina, il y aura toujours du pain sur la planche avec une femme
comme vous.
Et voilà comment il se fait que le petit mendiant n'eut pas
la jolie pièce que Leentje avait donnée pour lui à
la bonne amie de Klokke, le fils du sacristain. Mais la fine Mina
n'avait garde d'en rien laisser paraître et elle faisait à
présent semblant de se rappeler très bien qu'elle
la lui avait donnée.
- C'est égal, Leentje, dit-elle, vous feriez mieux de ne
pas vous occuper de ces petits traîneurs de pavé. Ce
sont tous des fripons et des fils du diable. J'en ai vu comme cela
pas mal à Bruxelles, quand j'étais en service chez
M. Schoreels, le ferblantier, et j'entendais dire autour de moi
qu'ils venaient de si loin que c'était au moins de Macaroni
ou d'Italie, je ne sais plus au juste, mais c'est quelque chose
comme cela.
- Mina! Mina! C'est donc plus loin que Bruxelles. Ah! Pauvre petit
garçon! Je lui garderai certainement un morceau du gâteau
de Noël.
- Voilà votre père qui vous appelle. Rentrez vite,
de peur qu'il ne vous trouve encore dans le vestibule.
- Bonsoir, petit mendiant, dit alors l'enfant, en faisant aller
ses mignonnes mains ; maman m'a appris à prier Dieu pour
les pauvres. Je dirai dimanche à la messe une prière
pour que vous soyez toujours un gentil petit garçon.
Alors Jean, redevenu hautain, le bourra dans les
épaules.
- Allons, sortez d'ici. M. Cappelle vous fait dire de sa part qu'il
donne tous les ans cent francs aux pauvres de la ville.
- Vous êtes bien dur, Jean, dit Leentje.
- Qui ça? Moi, dur, Leentje? On m'a toujours dit que j'avais
un coeur de poulet.
- Vous le rudoyez.
- Le rudoyer! Moi! Sortirez-vous à la fin, vilain rat ?
Le petit mendiant regarda l'argent qu'il avait dans la main, murmura
quelques mots que personne ne comprit et gagna la rue. Au moment
de sortir, il leva ses yeux noirs sur Jean, avec colère.
- Allez! Allez! Lui cria Jean, je me moque de vos grands yeux. Vous
ne pouvez rien contre moi. Je suis ici dans un bon service où
je ne manque de rien et où je gagne de bon argent. Propre
à rien! Brigand!
Et la porte se ferma.
Chapitre II
Le petit joueur de violon remit son chapeau sur sa tête, serra
autour de ses reins le vieux manteau bleu qu'une corde attachait
à son corps et se mit à remonter la rue en frappant
ses pieds gelés sur le pavé plein de neige.
Le soir tombait et le long des façades, les vitres s'éclairaient
l'une après l'autre. Des lampes brillaient sur les tables.
De temps en temps, une fenêtre s'ouvrait sur la lumière
chaude des chambres ; un homme ou une femme se penchait, fermait
les volets. Les vitrines des boutiques, scintillantes de givre,
étalaient des arabesques, légères comme des
dentelles, sur lesquelles dansait l'ombre des brosses, des torchons,
des paquets de chandelles et des nattes en paille qui pendaient
à l'étalage. On voyait les boutiquiers aller et venir
avec empressement derrière leur comptoir, en riant, parce
que les gros sous pleuvaient ce soir-là dans leur tiroir,
et les chalands tapaient leurs sabots à terre pour se réchauffer,
en attendant leur tour d'être servis.
La vitrine du marchand de vin était une vraie
merveille ; le malin compère avait rangé l'une à
côté de l'autre, sur les planches, toute une armée
de bouteilles, renfermant de belles liqueurs roses, brunes, jaunes
et violettes que la lumière de la lampe faisait miroiter
comme des topazes, des rubis, des améthystes et des saphirs.
Et sur le trottoir, la neige se colorait de feux qui reflétaient
la nuance des liqueurs dans les bouteilles. Près de là,
le charcutier avait pendu à sa fenêtre de longs chapelets
de saucissons, enguirlandés de fleurs en papier d'or, et
de la belle saucisse luisante tournait en rond sur une assiette,
à côté d'un grand foie de porc dont le brave
homme était en train de couper une tranche.
L'enfant poussa la porte qui se mit à carillonner, et du
doigt montra le foie.
- Qu'est-ce que c'est, mon petit bonhomme ? lui dit le marchand.
Je veux bien vous donner une tranche de foie, mais il faut me la
payer.
Et en même temps il frottait plusieurs fois de suite son pouce
contre son index pour donner plus de poids à ses paroles.
L'enfant tira de sa poche un de ses sous et le mit sur le comptoir,
en passant sa main dessus, de crainte que l'homme ne le prît
avant de l'avoir servi. Le grand couteau luisant plongea alors dans
le foie et une tranche s'en détacha ; puis le petit mendiant
ôta sa main de dessus le sou et s'en alla, emportant sa marchandise.
Il avait grand'faim, il mordait dans la tranche à belles
dents, et en un instant il n'en resta plus rien. Il glissa alors
sa main dans sa poche pour voir s'il avait encore ses autres sous
et continua son chemin.
Le pâtissier avait imaginé pour la Noël
une montre extraordinaire. Des cramiques étalaient leurs
dos bruns piqués de raisins, laissant sortir par places la
miche dorée ; et une pièce montée, superbe,
avait la forme d'une tour. Cette tour, dont la base était
en pâte de pouding, étageait trois rangs de galeries
circulaires ; en haut de la dernière, parmi les fruits confits
qui brillaient sur le sucre de la croûte glacée, une
petite femme en jupe blanche, posée sur l'orteil du pied
gauche, haussait en l'air sa jambe droite en ouvrant les bras comme
si elle allait s'envoler. Puis des meringues soulevaient, non loin
de la tour, leur écume figée au milieu de laquelle
deux cerises et une prune semblaient des îlots battus par
les flots. Contre la vitre, de grandes couques hérissées
de drapeaux en soie rouge et bleue et de plumes frisées posaient
debout, à côté d'hommes en spikelaus et en biscuit,
qui avaient l'air de dire bonjour aux passants. Il y avait aussi
des assiettes remplies de dragées, de pralines au chocolat,
de fondants, de sucres de couleur, de caramels, mais la plus belle
chose était certainement la tour aux trois étages,
à cause de sa hauteur et de ses fruits.
Le petit vagabond s'arrêta longtemps devant ces merveilles,
n'ayant jamais rien vu d'aussi beau. Il se baissait, se haussait,
se penchait à droite, se penchait à gauche, faisait
avec son haleine des trous dans le givre des vitres, pour mieux
voir. Et tantôt il sautait sur une jambe tantôt sur
l'autre, frappant ses vieilles semelles sur le trottoir et chantant
entre ses dents un air de son pays. Doucement il passa le bout de
sa langue sur la vitre et lécha le givre à petits
coups, croyant lécher les confitures.
Le pâtissier s'aperçoit tout à coup qu'il y
a quelqu'un derrière sa vitrine et il fait un geste de colère.
Le petit joueur se sauve alors ; mais le boulanger, lui aussi, a
fait de grands hommes en spikelaus, des cramiques de fine farine,
des couques en forme d'oiseau, avec des plumes et des drapeaux.
Et l'enfant s'arrête de nouveau, regarde ces belles choses
avec le désir d'en manger.
Il n'a pris, depuis le matin, pour toute nourriture, qu'un petit
pain de deux sous et une tranche de foie. À la fin il se
décide, pousse la porte vitrée du maître mitron,
montre du doigt les bonshommes qui sont à la vitrine, et
parmi ceux-là le plus beau. Mais la boulangère appuie
le pouce de sa main droite sur la paume de sa main gauche, l'avertissant
ainsi qu'il doit avant tout payer. Il tire son sou et le pose sur
le comptoir.
La méchante femme hausse alors les épaules et lui
dit d'une voix aigre :
- Avez-vous pensé vraiment, petit drôle, que vous auriez
ce grand bonhomme pour un sou ?
Puis elle prend le sou, le tourne dans ses doigts et lui donne un
petit pain blanc, le plus sec de la fournée.
Comme c'est bon, du pain! Il l'avale en quelques coups de dents
et porte ensuite sa main à sa bouche pour y ramasser les
miettes roulées dans les coins.
Chapitre III
Constamment la sonnette des marchands carillonne
ses drelin drelin ; car de riches et pauvres vont à la boutique,
ce soir-là, pour acheter les cadeaux de Noël. Les ménagères
passent en courant, la tête baissée sur la poitrine,
les mains pelotonnées dans leur tablier, à cause de
la bise qui rougit le nez et les doigts : et l'une tient dans les
bras un cramique qui répand derrière elle une bonne
odeur de pâte aux oeufs, l'autre porte à son poignet
un cabas d'où sortent des goulots de bouteilles. Des petits
garçons et des petites filles passent aussi, chargés
de provisions, et quelques-uns s'arrêtent pour ouvrir les
paquets et prendre délicatement un bonbon, un morceau de
sucre, un macaron.
De vieilles femmes, enveloppées de manteaux et le capuchon
sur les yeux, sortent de l'église en marmottant entre leurs
dents, qui claquent de froid, et il y en a qui tiennent à
la main une chaufferette par les trous de laquelle le vent fait
pétiller la braise.
Le petit musicien voit briller dans la noire église les hautes
fenêtres en forme de trèfle ; la porte étant
restée ouverte, un flot de lumière se répand
sur le parvis, jusqu'à ses pieds, avec une tiède odeur
d'encens. Il pénètre sous les voûtes jaunies
par le reflet des cierges, et se dirige vers le poêle où
se meurt un petit feu de houille. Il tend avidement ses mains et
ses pieds vers la fonte brûlante : il passe ensuite ses mains
sur ses jambes et sur ses bras pour les imprégner de la chaleur
du poêle, et une douce action de grâces s'élève
de son coeur pour remercier le Sauveur qui, aux approches de la
grande nuit de Noël, lui donne du feu pour se réchauffer.
L'église est silencieuse : on n'entend dans
les nefs muettes que le grincement des chaises sur les dalles bleues,
le pas du sacristain dans le choeur, et le claquement des sabots,
lorsque les vieilles femmes en manteau noir se dirigent du côté
du bénitier afin d'y tremper leurs doigts avant de sortir.
Et de temps à autre une d'entre elles s'arrête près
du poêle et ouvre au feu ses petites mains sèches,
en regardant de côté avec défiance le jeune
vagabond. Il sent alors glisser dans son sang une chaude langueur;
sa tête retombe sur sa poitrine ; il s'affaisse dans son vieux
manteau troué dont il s'est fait un oreiller. Une voix irritée
éclate tout à coup à son oreille. C'est le
sacristain qui lui fait signe de partir. Il se lève, regarde
fièrement cet homme qui le chasse, ramasse son violon et
s'en va, lentement, en boitant, car ses pieds ont gonflé
dans les vieilles bandelettes de cuir qui retiennent ses souliers
à ses jambes. Il ouvre la porte, et la bise glacée
le frappe de nouveau au visage.
Alors le jeune garçon se parle ainsi à lui-même
:
- Francesco, mon pauvre Francesco, pourquoi as-tu quitté
la montagne ? Tu avais une mère à la montagne et tu
l'as quittée. Où sont les autres, ceux qui m'ont précédé
dans mon tour du monde ? Paolo est mort dans la campagne, pendant
qu'il faisait chaud encore et que les arbres étaient verts.
Il a bien du bonheur, Paolo! Un jour, quand il gèle et qu'on
n'a plus la force de marcher, on regarde derrière soi et
l'on cherche de quel côté du ciel est la montagne.
C'est alors, mon Francesco, que le chemin parait long et l'on se
dit qu'on n'arrivera jamais. J'ai perdu en chemin Paolo, et Pietro
aussi, mon cher Pietro, plus jeune que moi de deux ans, et les autres
m'ont quitté en me disant : Bon voyage. Buppo était
le plus grand, mais il toussait. Que sera-t-il arrivé de
lui et des autres ? Bonjour, Buppo, Paolo, Pietro et les autres.
Ce sera tantôt la nuit de Noël ; il y a fête dans
le ciel et ceux de la montagne sont descendus vers Naples. Tous
les ans, à la Noël, nous allions à Naples, avec
les cornemuses et les violons, et les gens nous donnaient de la
galette, du fromage, des fruits ou de petites pièces de monnaie,
tout le long du chemin. Naples! Naples! Et tout le long du chemin,
il y avait des crèches avec l'âne, les mages et notre
Sauveur, devant lesquelles ronflaient les cornemuses et chantaient
les hommes de la plaine. Chez les hommes d'ici il n'y a point de
crèches et les mains ne jettent que du cuivre rouge. Ma mère
me disait : « Francesco, tu es le dernier de mes entrailles
et je te vois partir avec douleur. Mais on est riche où tu
vas : voilà pourquoi je ne veux pas te retenir. Dieu soit
avec toi! Quand tu reviendras, je pourrai mourir. Va donc, mon cher
enfant. » Puis elle m'a donné ce violon et elle est
venue avec les autres mères jusqu'aux montagnes qui paraissent
bleues quand on les voit de loin. Ensuite elles sont restées
les bras tendus, et quand le soir est venu, nous avons joué
de la cornemuse et du violon, afin qu'elles pussent encore nous
entendre. Et maintenant, je reviens, mais plus pauvre que lorsque
je suis parti, car je n'ai plus d'espérance.
A ce moment il entendit à quelques pas de lui trois petits
garçons qui chantaient à la porte d'une maison, et
l'un d'eux tenait au bout d'un bâton une lanterne où
brûlait une chandelle. C'étaient des enfants de la
campagne, en sabots, avec des écharpes sur la tête,
et ils chantaient des complaintes de Noël pour gagner quelques
sous. Le plus grand se haussait sur la pointe des pieds et chantait
à travers le trou de la serrure, afin qu'on l'entendît
mieux de l'intérieur ; le second chantait en tournant sur
lui-même, les mains dans les poches, et l'on voyait sa bouche
large ouverte, car il criait de toutes ses forces ; le troisième
criait aussi, mais il s'interrompait à tout moment pour renifler
car son nez coulait, et il se remettait à crier avec une
telle force que sa voix semblait devoir se briser. Et tantôt
l'un, tantôt l'autre disait : « Plus fort », pendant
que celui qui avait le nez à la serrure tapait de petits
coups du bout de son sabot contre la porte : alors ils se mettaient
à crier tous les trois comme des diables. Et leur chanson
était à l'unisson ; mais l'un avait déjà
fini quand l'autre commençait, et le dernier courait toujours
après le premier, sans pouvoir l'atteindre. La petite chandelle
tremblante éclairait leurs nez rouges et faisait danser leur
ombre derrière eux jusqu'au bout de la rue : et eux-mêmes
dansaient à la dernière note de la chanson, en sautant
et en retombant sur le plat de leurs sabots, sans rire. Et voici
ce que disait leur chanson :
Noël! ils sont venus, les
petits
Les petits et les plus petits encore
Dire bonjour à l'âne du Seigneur
De Notre Seigneur Jésus-Christ.
Il y a du foin et des navets cuits
Des carottes et du pain bénit.
Mangez, les gens, les bêtes aussi,
Koekebakken et pain cuit.
Noël! Noël! Amen!
Noël! baas! dirent les rois.
Du foin pour nos trois chevaux,
Mais pour nous des koekebakken
Lesquels nos dents couperont.
S'il en reste un tout petit morceau,
Mettez de côté pour les cochons.
Mangez, les gens, les bêtes aussi,
Koekebakken et pain cuit.
Noël! Noël! Amen!
Pour chandelle une petite étoile
Montre là où dort Notre Seigneur
Dans son maillot cousu de fil blanc.
Sur la paille qui est dans la crèche,
Il dort, le joli petit mouton.
Blokke kloppen
S'il s'éveille, c'est pour mourir.
Mangez, les gens, les bêtes aussi,
Koekebakken et pain cuit.
Noèl! Noèl! Amen!
Car il mourra pour nous sauver
de l'enfer,
Jésus-Christ, le fils de notre chère Dame.
Les petits et les plus petits encore
Auront le cramique et du beurre en paradis
Avec de la bonne musique de violon.
Mangez, les gens, les bêtes aussi,
Koekebakken et pain cuit.
Noël! Noël! Amen!
Oh! baas, Si vous êtes contents
des petits ènfants,
Donnez-leur, par amour de Christus,
De l'argent pour acheter des couques
Des couques avec des prientjes dessus.
Blokke kloppen.
Nous ôterons nos sabots pour y faire coucher le chat.
Mangez, les gens, les bêtes aussi,
Koekebakken et pain cuit.
Noël! Noël! Amen!
Les trois petits garçons allaient recommencer pour la troisième
fois leur complainte quand ils entendirent tout à coup jouer
du violon à côté d'eux : c'était Francesco
qui, humble et souriant, les accompagnait, et du pied il battait
la mesure pour tâcher d'être d'accord avec eux. Ils
cessèrent alors de chanter, et le plus grand mit son poing
sous le nez de Francesco en lui disant :
- Nous ne voulons partager notre argent avec personne.
Ainsi chassé, il s'en va, de rue en rue, jouant à
la porte des maisons et devant les boutiques, mais l'archet glisse
à peine sur les cordes, car les crins en sont gelés.
Où passera-t-il la nuit ? Au fond d'une cour sombre, sous
un hangar, une charrette de paille est remisée. Il pénètre
doucement dans le hangar et soulève la paille pour se glisser
dessous. Un chien sort en ce moment de sa niche et fait entendre
des aboiements furieux. Il revient sur ses pas et se dirige vers
cette maison où la charité, la grâce et la douceur
lui sont apparues sous les traits de Leentje! Voici, en effet, la
belle maison blanche avec sa grande porte peinte en chêne
sur laquelle les poignées de bronze imitent des têtes
de lions, et un peu au-dessus, dans le panneau de gauche, une superbe
plaque de cuivre reluisante étale le nom de CAPPELLE et Cie,
gravé en grosses lettres. Il regarde les fenêtres partout
closes, et il y en a trois au premier étage qui sont éclairées.
Qui donc est encore éveillé dans la
maison? Les sons d'un piano, comme une musique de paradis, s'échappent
par les fentes des volets, et bientôt une petite voix d'or
s'élève dans le silence de la nuit. Cette voix lui
rappelle le murmure avec lequel sa mère le berçait,
les chants des petits enfants de la montagne, le vent dans les arbres,
mille choses tendres et lointaines. Puis la voix cesse, mais il
l'entend longtemps encore, comme un chant de Noël, au fond
de son coeur.
Des portes s'ouvrent dans la rue et il en sort des ombres qui marchent
rapidement ; quelques-unes balancent à la main de petites
lanternes qui rougissent la neige, car les réverbères
de la ville sont éteints. Toutes ces petites lanternes se
dirigent du même côté, là où la
cloche sonne pour la messe de minuit. La porte de la maison Cappelle
et Cie s'ouvre aussi et une joyeuse lumière se répand
au-dehors : des hommes et des femmes, chaudement vêtus, serrent
la main au maître de la maison, et une petite voix, celle
qui a chanté, leur jette le bonsoir; puis la compagnie se
sépare en riant, la porte se referme et les fenêtres
où brillait l'éclat des lampes, une à une s'obscurcissent.
Ah! M. Cappelle a voulu fêter le réveillon et il a
bien fait les choses : on a bu du thé, du vin chaud et du
punch; la table est encore remplie de beaux pâtés et
de belles tartes dans lesquels le couteau a taillé de grandes
brèches. Mina déshabille Leentje et la couche dans
des draps chauds, après l'avoir embrassée; et au moment
de s'endormir, Leentje tourne la tête du côté
de son arbre de Noël, qu'elle a fait monter dans la chambre,
avec la poupée, les étuis, les boîtes à
ouvrages et les cornets de dragées. Alors la lumière
qui danse au haut de la maison sur le rideau de Leentje, comme une
étoile dans le brouillard, s'éteint à son tour,
et l'obscurité enveloppe le doux sommeil de la fille de M.
Cappelle.
Chapitre IV
Ah! Qu'ils sont gais, les petits flocons de neige, lorsque, pareils
à des papillons d'hiver bondissant sur le tremplin de la
bise, ils montent, descendent, montent encore et qu'un enfant passe,
à travers la fenêtre entr'ouverte, sa main dodue pour
les saisir! Qu'ils sont gais pour tout autre que le pauvre Francesco,
dans cette nuit glacée de Noël! De grosses larmes roulent
au bord de ses yeux, tandis qu'il souffle son haleine sur le bout
de ses doigts. Le monde est bien dur! Que va-t-il faire maintenant?
Il voit dans l'ombre une porte profonde dont la neige n'a pas recouvert
le seuil; il y va. Tenez, le voilà qui s'assied, après
avoir eu soin de tirer son manteau sous lui ; et son menton sur
ses genoux, il s'endort.
Tout à coup il lui semble que la terre s'est
dérobée sous ses pieds. Est-ce lui qui monte ? Est-ce
la terre qui descend ? Qu'importe! ce qui se découvre à
ses yeux est bien plus beau que la terre. Et tout de suite il sent
une odeur délicieuse, comme celle qui sortait de la cave
du pâtissier. L'air est embaumé de vanille, de safran,
de cannelle, de citron, et un petit vent chaud répand ces
bonnes odeurs au loin. Dieu! Qu'elles sont enivrantes! Il les sent
couler dans ses veines comme le jus des fruits mûrs.
De magnifiques campagnes s'étendent à
présent devant lui, avec des tons de pourpre, d'émeraude
et de turquoise, jusqu'aux horizons de montagnes qui dentellent
l'azur du ciel. Et un abricot, étincelant comme un soleil,
répand sa lumière sur les gelées, les sirops
et les crèmes du paysage. Jamais le vrai soleil ne lui a
paru à la fois si brillant et si humide!
« Seigneur! Seigneur! Que tout cela est bon et qu'il fait
doux de vivre! » Ainsi se parle Franeesco, car il vient de
prendre un bain dans la crème et il a mangé trois
îles coup sur coup. Puis une montagne en caramel se dresse
devant lui, surmontée de la même tour qu'il a vue chez
le pâtissier. Qui donc habite la tour ? Ce ne peut être
qu'une fée, et la fée sans doute est la reine du pays
qu'il vient de parcourir.
Mais comment pénétrer dans la muette et splendide
tour ? Il cherche en vain la sonnette. Toc, toc! Fait-il enfin.
Et une voix, douce comme de la confiture, lui répond du fond
de la tour :
- Entrez.
Il entre.
De grands escaliers en sucre montent d'une galerie de pouding vers
une galerie de nougat. Toc, toc! Fait-il encore. Et la même
voix répond :
- Plus haut.
Toujours frappant, il arrive à la dernière galerie,
qui est en biscuit aux amandes, après avoir passé
par toute sorte de merveilles ; et tout à coup il se trouve
en présence de la petite danseuse du pâtissier. Elle
lui sourit très gentiment et lui dit :
- Je t'attendais, mon petit Francesco.
À vrai dire, elle n'était plus posée
sur la pointe de son orteil, la jambe droite levée, comme
il l'avait aperçue la première fois, au haut de la
tour, chez le pâtissier. Non, elle était debout sur
ses deux pieds et lui tendait la main, à présent.
Jamais Francesco n'avait vu une si jolie personne, ni plus mignonne,
ni plus potelée, ni mieux faite, et elle était tout
en sucre, avec des couleurs éclatantes qui la rendaient encore
plus à son goût. Oh! C'était de bon sucre, allez!
Et Si appétissant que Francesco, qui ne savait que répondre
à la jolie personne, se mit à lui lécher le
cou, sous ses cheveux blond cendré.
D'où vient qu'il pensa tout à coup que cette jolie
créature était la même que celle qui lui avait
fait la charité, tandis qu'il se trouvait encore sur la terre
? Et comme si la petite danseuse eût compris ce qui se passait
en lui, elle lui dit :
- Oui, c'est bien moi. Voici ma main : épousons-nous. Mon
royaume sera aussi le tien.
Alors, Francesco mit sa main dans la sienne et ils furent mariés.
Le bel abricot couleur de soleil s'obscurcit en ce moment : aussitôt
une teinte crépusculaire revêtit la crête des
monts, et la plaine entière se couvrit d'une couche glacée
de confitures aux lueurs sombres.
- Voici la nuit, Francesco, lui dit la petite fille en sucre, nous
allons nous séparer.
Et Francesco la vit fondre lentement, comme une étoile dans
les clartés croissantes du matin, et la tour se fondit, et
les montagnes se fondirent et les paysages se mirent à fondre
aussi pendant que lui-même se sentait fondre, fondre toujours
un peu plus.
Jusqu'à ce que...
Le matin la servante de la maison, en ouvrant la
porte pour aller chez le boulanger, trouva sur le seuil un petit
cadavre glacé.
- Chut! Ne le réveillons pas. Il est parti, le pauvre Francesco,
sur l'aile du rêve à travers la nuit de Noël.
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